Deerhunter selon Aldous Huxley

La dernière fois que j’écrivais sur Deerhunter, c’était à l’occasion d’un article Fake News. J’imaginais qu’il avait appelé son album Fuck Off tellement il semblait avoir été composé dans le seul et unique but de faire souffrir une équipe obligée d’en faire la promotion. J’avais depuis entrepris d’écouter son nouvel LP, Why Hasn’t Everything Already Disappeared?, c’était quelque temps avant les fêtes. Je ne m’étais octroyé qu’un bref aperçu dont j’avais besoin pour me rassurer. Et puis, au fil de quelques lectures de pied du sapin, j’étais tombé sur un essai d’Aldous Huxley qui venait de me donner le fil conducteur de cette critique.

Dans Art and the Obvious (1931), Huxley fait une distinction entre deux formes d’art : celle qui ne fait référence qu’à la vérité évidente, et celle qui fait aussi référence à la grande vérité. La vérité évidente, c’est celle qui apparaît, mais qui n’est pas éternelle : il y a du monde dans les rues de New York, un vol entre Boston et Philadelphie nécessite 1h30, les hommes ne portent pas de robes (je vais y revenir). La grande vérité, c’est celle qui sera toujours : les hommes sont attachés à leur enfance, ils aiment, ils meurent, la terre est ronde. Huxley relève que la très grande majorité de l’art populaire ne fait référence qu’à la vérité évidente. Cela sert les artistes qui peuvent ainsi rattacher leurs productions avec la société dans laquelle ils vivent. Cela leur permet d’être compris par leurs semblables.
Le fond : une double vérité
Seulement, vous aurez deviné que les plus grandes oeuvres font aussi référence à la grande vérité. Elles sont certes inscrites dans leur époque (si elles ne le sont pas, c’est qu’elles excluent la vérité évidente et qu’elles sont donc pompeuses et déconnectées), mais elles transcendent quelque chose de plus. C’est précisément ce qu’a toujours fait la discographie de Deerhunter. On le voyait indirectement à l’occasion de Fading Frontier qui mettait en valeur les quatre éléments : Terre, Eau, Air et Feu. C’est aussi ce que fait Why Hasn’t Everything Already Disappeared?. “What Happens To People?” suffit à s’en convaincre. Bradford Cox pose quelque chose de très universel sur ces quatre minutes, il s’étonne du comportement de ses homologues avec tout le naturel qui l’a fait connaître.

Peut-être que la clé véritable entre vérité évidente et grande vérité est la spontanéité. Bradford Cox est pédant et il ne veut pas être compris. Il dérange simplement sans jamais prendre de posture ce qui le conduit ainsi à évoquer la vérité de toujours plutôt que des concepts chics et alambiqués. C’est parfois raté, à l’image de “Détournement” qui est si nébuleux que l’on n’y comprend rien, et c’est parfois tout à fait réussi à l’image d’un “Futurism” qui questionne sur la philosophie du présent. Le poète Filippo Tommaso Marinetti en sait quelque chose. Et sur “Death In Midsummer“, on se souvient que lui porte des robes (voir plus bas), mentionnant les usines de notre époque autant que le soudoiement de notre société. Il s’inscrit alors dans la vérité évidente. La boucle est bouclée.

La forme : passive


Une fois cette double vérité relevée, il ne s’agit donc plus que de commenter la forme parce que le fond le place au-dessus des autres. Sur Why Hasn’t Everything Already Disappeared?, Deerhunter est mélodieux, mélancolique, saturnien. Il est inventif ; la richesse de son instru’ pourrait donner les sueurs froides aux artistes qui se disent encore expérimentaux, voyez “Element” et “Tarnung” qui semblent être bâtis sur la base de son album Double Dream Of Spring. Et pourtant, ce qui semble être tout à fait paradoxal sur cet album est la facilité avec lequel on le comprend. La science habituelle de Deerhunter semble être dans sa capacité à cacher des messages universels dans une musique énigmatique qui ne se révèle jamais entièrement, mais il dévie ici de sa forme coutumière. Il n’y a rien de mal à faire ainsi, mais lorsque l’on perd quelque chose de précieux, on s’évertue à le chercher en vain.

Peut-être manque-t-il aussi un peu d’engouement. Je ne connais pas l’histoire de cet album, après tout, il semblerait que Bradford Cox ait pris le temps nécessaire à le composer. C’est ce que les nouvelles sonorités de “Nocturne” relèvent, par exemple. Il manque toutefois cette nervosité si charactéristique des précédents albums (exception faite de “Death In Midsummer” et “Futurism“, à mon sens les deux meilleurs morceaux). Deerhunter nous propose bien souvent un polissage entre pop indie et pop méditative. Pour cette raison, me semble-t-il, Why Hasn’t Everything Already Disappeared? n’est pas son meilleur album. Le fond (l’usage de la double vérité) est excellent comme à son habitude, mais le Deerhunter de Monomania, celui capable d’aller chercher des textures introuvables, semble avoir laissé place à un Deerhunter plus contemplatif, presque passif. J’aime mon Deerhunter lorsqu’il explore davantage, mais voilà bien une simple opinion personnelle. 

(mp3) Deerhunter – Death In Midsummer
(mp3) Deerhunter – Futurism


TracklistWhy Hasn’t Everything Already Disappeared? (LP, Beat Records, 2019)
1. Death In Midsummer
2. No One’s Sleeping
3. Greenpoint Gothic
4. Element
5. What Happens To People?
6. Detournement
7. Futurism
8. Tarnung
9. Plains
10. Nocturne

Lien :
Article sur son album “Fuck Off

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