King Krule : les gnossiennes de The OOZ

Voyez la tracklist de nombreux albums de jazz, elles sont ponctuées de différentes prises (“takes“). Les anthologies du genre sont légions, pourquoi cela devrait donc être absent de toute autre texture musicale ? Parce que l’improvisation ! Les jazzmen sont plus sensibles au jeu des autres, au Beat auquel je donne une majuscule, encore et toujours. La ligne directrice est plus vaguement définie. Ils ne peuvent donc procéder comme le font beaucoup d’autres groupes qui enregistrent les instruments tour à tour et combinent le tout dans une phase ultérieure. La symbiose semble l’emporter, l’inattendu est magnifié par ces musiciens soucieux de préserver le peu de magie qu’il nous reste.
La démarche de King Krule, en cela, est plus proche d’un Thelonious Monk que d’un Rolling Stones. Sur The OOZ, King Krule fait de sa sensibilité l’unique motif. Et si je prends Monk comme exemple, et pas Coltrane, et pas Mingus, c’est que la musique de Monk, comme celle de King Krule, s’exprime bien souvent par son minimalisme. On évince l’aspect technique de l’équation – il est là, mais ne détermine rien, il permet seulement – au bénéfice de la seule émotivité. L’un comme l’autre veulent se sauver du préconçu, ce que Monk a transcendé toute sa carrière durant, ce que l’on a entendu sur les balbutiements de King Krule, ce qu’il a perdu et ce qu’il retrouve ici.

Ce nouvel album de King Krule est enveloppant. Pourtant, dès “Biscuit Town“, King Krule se montre conquérant et sa voix gagne rapidement en intensité. Quant à “The Locomotive“, il est très décousu, ce qui est l’une des singularités de cet album : King Krule flirte avec la pop sans faire de pop, sans structure, sans respecter aucun de ses codes. Peu d’artistes savent s’en affranchir, malgré la liberté dont ils se revendiquent tous ! Et “Dum Surfer” de perpétuer cette introduction pugnace. On retrouve la boite à rythmes et la volonté très jam de ses premières créations. Les cuivres font leur apparition.
L’introduction de “Slush Puppy” nous laisse comprendre que l’on s’apprête à amorcer une descente dans l’inconscient de King Krule. Tout ne sera désormais que gnossiennes. King Krule vise le sensoriel, on écoute cet album à l’extérieur de nous même, comme cette étrange sensation où l’on a parfois l’impression de se voir parler depuis quelqu’un d’autre. “Bermondsey Bosom (Left)” rajoute en mystère.

Logos” confirme la quiétude ambiante. King Krule y mêle de plus en plus de jazz, la bascule entre l’impétuosité des premiers morceaux et l’introversion finalement très urbaine de ces quelques titres – on croirait se promener dans une grande ville, la nuit, seul – est un véritable coup de maître. “Sublunary” renforce encore cette sensation. Trop d’albums veulent s’approcher de nous et se trompent finalement parce qu’ils sont vaguement douceâtres. King Krule laisse une distance entre lui et son auditeur, comme s’il venait se confier, mais toujours avec cette retenue, la douleur entre nous. L’écoute de cet album est très particulière pour cette raison, comme s’il fallait ne pas trop s’en réjouir, seulement s’en émouvoir, parce que notre confident est mal portant.

Et ce qui devait arriver arriva sur “Lonely Blue“, l’une des masterpieces de cet album, du faux détachement jusqu’à la déflagration. Le son sature par moment, preuve de l’attention qui a été portée à l’ensemble. On le sait, King Krule s’est rapproché de diverses formes artistiques au fil des ans et c’est ce que l’on retrouve finalement ici. Quant à “Cadet Limbo“, il tente un nouveau départ en spleen sur des bases logiquement plus mélancoliques, ce que le clavier vient nous dire à mi-parcours. Le son très vétuste de ce dernier contraste avec la modernité du reste de l’instru’.

On arrive à mi-parcours avec “Emergency Blimp“. King Krule y est cathartique. La production donne sens à un morceau plus fidèle au premier album qu’à celui-ci, bien qu’il faille noter à quel point l’écoute de The OOZ est plus équilibrée. Et les pistes sont brouillées avec “Czech On”. La première moitié de cet LP semblait suivre une suite logique, ce que la seconde ne fait jamais. “Czech On” est un morceau de velours parmi ses créations parfois fiévreuses. “(A Slide In) New Drugs“, entre le nouveau Naomi Punk et les anciens Deerhunter, renoue avec le minimalisme de Zoo Kid.

Un nouveau tournant apparaît avec le trio “Visual” – “Bermondsey Bosom (Right)” – “Half Man Half Shark“. King Krule laisse libre cours à ses envies expérimentales, il semble, en réalité, avoir perdu contrôle, pour la première fois, comme si la dureté de sa voix était tenue par une instru’ plus difficile encore. “The Cadet Leaps” réinjecte donc un peu de légèreté dans ce corpus qui rassemble un peu des 4 éléments.

The Ooz” fera office de perle rare. Comme dans le “Crepuscule With Nellie” de Monk qui semble être prêt à transformer son morceau en sonate de guerre à l’occasion de chaque nouvelle boucle, King Krule fait de “The Ooz” un exemple de retenue qui ne dégage pas moins une indéniable puissance. Il philosophe à son tour, sur l’univers et l’immensité, appelant celui qui l’écoute à se joindre à lui. Le goodbye est déchirant et les dernières envolées rappellent certains Pharoah. “Midnight 01(Deep Sea Diver)” nous met dehors avec une pluie battante, autre preuve de son désir patent de gnosie, “perception sensorielle d’un objet“. “La Lune” est la fin attendue, loungy.

Au final, The OOZ est une réussite souvent bouleversante. Son statement ? Transcender la musique de chambre en se séparant de tous ses codes, de ses structures musicales, de son entrain amical, affable et souvent fraternel, faire de sa musique l’honnête récit d’une torture qui n’est jamais surjouée, nous envelopper sans nous complaire, nous magnétiser sans nous exaucer, mettre le jazz au service de sa propre définition de la brutalité, ne pas tricher.

Je ne me suis jamais caché d’avoir une certaine admiration pour King Krule, depuis le premier article sur Zoo Kid – du temps où il allait à la poste pour m’envoyer ses vinyles – jusqu’à aujourd’hui. Ses récentes déclarations dans lesquelles il évoque une volonté fixe de préserver son capital créatif – le préserver de la culture de l’instantanée – me font dire qu’il sera longtemps le prodige venu de la scène anglaise. Il y a quelques années de cela, King Krule décrivait sa musique comme étant de la blue wave. Cette appellation vierge de toute musique est désormais sienne et avec The OOZ, la vague est d’un bleu nuit plus profond tandis que ses ondulations sont plus expérimentales encore. Brut. Ne pas tricher.

(mp3) King Krule – Lonely Blue
(mp3) King Krule – Czech One

Tracklist : The OOZ (LP, True Panther Sounds, 2017)
1. Biscuit Town
2. The Locomotive
3. Dum Surfer
4. Slush Puppy
5. Bermondsey Bosom (Left)
6. Logos
7. Sublunary
8. Lonely Blue
9. Cadet Limbo
10. Emergency Blimp
11. Czech One
12. (A Slide In) New Drugs
13. Visual
14. Bermondsey Bosom (Right)
15. Half Man Half Shark
16. The Cadet Leaps
17. The Ooz
18. Midnight 01(Deep Sea Diver)
19. La Lune

Liens :
Article sur son album 6 Feet Beneath the Moon
Article sur son excellent morceau “Easy Easy

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