Kikagaku Moyo: magiciens du soleil levant


Kikagaku Moyo (幾何学模様) fait partie de ces rares groupes que j’ai eu l’occasion d’interviewer deux fois : en 2013 et 2014. A vrai dire, seul Alex Calder intègre également cette liste. Il faut dire que ces deux artistes m’ont particulièrement marqué, et qu’ainsi, je ne pouvais refuser une discussion avec eux. Kikagaku Moyo est un groupe originaire de Tokyo qui fait beaucoup pour la scène locale. Son engagement est remarquable, tout comme son discours de vérité sur l’influence de la scène américaine. 



Mais peut-être que Kikagaku Moyo n’a jamais fait autant pour son pays qu’avec ses albums. Je n’ai pas souvenir d’un groupe japonais capable de fédérer un public “underground” si large. Et pour cause, l’accès à la langue est parfois difficile pour certains, mais avec Kikagaku Moyo, toutes les barrières semblent être inexistantes. Son rock psychédélique – qui n’a pas bougé d’un brin – est un langage universel qui, avec ses grandiloquences et ses subtilités jazzy, a toujours attiré quelques experts. Kikagaku Moyo va plus loin que le cercle restreint des amateurs de Twink et autres obscurités 70s. Son 4ème album, Masana Temples, ne va faire qu’accélérer le mouvement, parce qu’il est plus bedroom pop que les précédents, et que cela ne peut que séduire. 




Ce que Kikagaku Moyo fait mieux que les autres groupes, c’est d’arriver à mêler la douceur de la musique bedroom avec l’explosivité de lignes plus psychédéliques. La musique du groupe a cette capacité à bercer tous les ADD de la planète, tandis qu’elle donne vie à quelques déflagrations dont les MC5 peuvent rougir.

C’est, je crois, ce que Masana Temples fait avec une maitrise totale. Le groupe semble avoir quitté sa période noire pour se diriger vers une musique plus enchantrice. Sa pop a des allures très naïves. Elle est généralement spectrale et apaisante, ce n’est pas un hasard si l’album a été nommé “Masana Temples”, Kikagaku Moyo veut nous faire méditer sans nous faire risquer une rencontre avec des nuages menaçants.


L’album est introduit sur Entrance“, l’un des titres les plus révélateurs de cet album. Kikagaku Moyo envoie un fort signal avec cette introduction japonaise qu’il offre ainsi : “entrez dans un état d’apaisement, ou n’entrez pas dans l’album.” Et l’album d’attaquer le vif du sujet avec Dripping Sun“. Formant l’un des titres les plus complets de toute sa discographie, il est à ce point unique qu’il pourrait créer de nombreuses vocations. Vient ensuite Nazo Nazo“, une nouvelle balade, de la bedroom pop dans la lignée de Haruomi Hosono.

Fluffy Kosmisch” est fait d’une autre matière. Elle s’approche parfois du velour, ou de la soie (ce sont les mouvements très rapides et mesurés à la fois), mais Kikagaku Moyo nous rappelle ci et là que sa musique est également rugueuse, sans jamais être rêche. La deuxième moitié de ce titre en atteste. Kikagaku Moyo lâche les chevaux pour la première fois, on se rapproche du son seventies des grandes heures de la scène pre-glam. Et “Majupose” de venir la Face A sans démériter. La ligne de basse est jangly, c’est l’une des grandes nouveautés de cet album.




Nana” attaque la seconde moitié de cet album dans un élan groovy – hello Funkadelic, avec ses chorus. Et toujours ces sonorités japonaises qui viennent ponctuer l’album. Bon, “Orange Peel” est un drôle de délire auquel je ne suis pas certain d’adhérer, je vous invite donc à vous faire votre propre avis de la chose. C’est pour le moins… spectral. 

La nature revient à grands pas sur “Amayadori“. C’est ce même souvenir d’écouter la pluie tomber qui me revient lorsque le nom de Kikagaku Moyo est évoqué. Son premier EP était introduit de la sorte. Celui-ci est moins noir qu’il ne l’aurait été dans le passé, mais cela ne l’empêche pas d’envoyer mémé sur la planète orties avec “Gatherings“. Le titre suit (pour une fois) un véritable fil conducteur qui le fait monter en puissance au fil des secondes. La phase électrique de l’album se conclut ainsi. “Blanket Song” est folk, il est rêveur et Nick Drake.

Au final, je me félicite (je félicite surtout le groupe, s’il m’est permis de le faire) pour ne trahir aucun de ses idéaux psychédéliques, et dans le même temps, arriver à séduire les foules. Ces foules-là, ce sont celles d’une génération 25-35 ans qui ne s’est jamais véritablement ouverte à la musique expérimentale – on est loin des délires 90s qu’écoutait la tranche 35-45 – mais qui, parfois, semble devoir admettre que la pop-à-gogo a quelques limites. Le pari n’était pas gagné d’avance, Kikagaku Moyo chante en japonais, il intègre des instruments locaux et propose des morceaux déconstruits, sans structure évidente. Mais la magie opère. C’est, ici, le maître mot. 




Tracklist: Masana Temples (LP, Guruguru Brain , 2018)
1. Entrance
2. Dripping Sun
3. Nazo Nazo
4. Fluffy Kosmisch
5. Majupose
6. Nana
7. Orange Peel
8. Amayadori
9. Gatherings
10. Blanket Song

Liens:
Interview du groupe

Brève histoire de la musique indépendante japonaise

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