LP Review : Ty Segall – Emotional Mugger (Experimental Garage Rock)

Ty Segall. Il y a, je trouve, une tendance à la facilité sur les chroniques de Ty Segall : retracez l’ensemble de sa discographie, qualifiez-le d’artiste boulimico-prolifique, précisez qu’il donne dans le garage et le tour est joué. Peut-être peut-on, malgré tout, s’essayer à quelque chose de différent ? WellEmotional Mugger est le 9ème album de Ty Segall, boulimique de la création. Il avait fait paraître Manipulator en 2014, penchant pour une musique plus psychédélique. Sans jamais s’être vraiment éloigné du garage rock, il est revenu hier (22 janvier 2016) via Drag City pour nous présenter un album de 11 titres qui font honneur à sa dicographie. J’insiste, il s’agit de garage. La boucle est bouclée.
Et sinon ? Emotional Mugger, j’en suis sûr, fera l’objet de nombreux automatismes : ceux qui le critiqueront par défaut parce qu’ils font une overdose du nom de Ty Segall, croisé sur 90% des chroniques, et ceux qui l’aduleront parce que Ty Segall est intouchable. Emotional Mugger mérite bien mieux, qu’on le critique au moins pour ce qu’il est. Ty Segall n’a fait paraître aucun album solo en 2015, prenant le temps de proposer quelque chose de différent. Et au final, cet album pêche là où on ne l’attend pas. Il nous présente un nouveau visage de Ty Segall, une fois encore, et il est en cela fort réussi. Seulement, Emotional Mugger s’apparente parfois à un premier album avec tout ce que ça peut contenir de défaut, je pense notamment à la volonté de trop en faire, de mêler des influences pour la seule envie de s’en prouver capable. Emotional Mugger perd ainsi en musicalité. Ce n’est pourtant pas le côté noisy qui est pour me déranger et l’introduction laisse présager de belles mélodies, mais force est de reconnaitre qu’il y a, de temps à autre, un démonstratif trop ésotérique.
Une fois cela dit, notons que Ty Segall ne s’était jamais autant essayé à l’expérimental, et il le fait parfois avec brio (voir “Mandy Cream“). Après l’introduction au psychédélisme de Manipulator, le voici sur le terrain de Sic Alps (qu’il produit également, voir Peacers). Ainsi, Emotional Mugger n’est pas la grande claque que l’on peut soupçonner à chaque sortie d’un album de Ty Segall. Et je ne crois pas que là était sa volonté. Emotional Mugger est plutôt l’oeuvre d’un artiste encore capable de s’amuser à explorer des sous-genres nouveaux, loin des préoccupations des labels, loin de la pression que le monde entier lui impose. Dit autrement, Emotional Mugger est plus un album pour les initiés qu’un LP destiné à le faire connaitre. Toute personne qui assume son snobisme sera forcée d’apprécier ce trait.
Il faut dire que sa situation est particulièrement complexe : la moindre de ses sorties est scrutée par des milliers de journalistes, certains veulent de lui un retour au garage de ses démos de 2007, d’autres espèrent une musique super hi-fi qui se tourne vers le stoner de Black Sabbath, sans compter ceux qui appellent de leurs voeux plus de psychédélisme, plus de pop, plus de folk, plus plus plus… Ty Segall apporte la meilleure réponse : “venez comme vous êtes”, faites au mieux et alea jacta truc. On pourrait lui coller tellement d’étiquettes, celle de sauveur du rock à la Jack White, celle d’artiste torturé à la Basquiat, celle d’un ange blond à la Kurt Cobain. Loin de tout ça, Ty Segall continue de se tenir à l’écart de la starification qu’avait adulée cette foutue scène classic rock, avec ses shows débiles d’artistes qui jouaient tous un rôle, qui avaient tous leur étiquette. Ty Segall participe en cela de la tuer, comme les punks l’avaient fait à leur époque. Le “rock est mort” ? Certainement pas, il est le seul genre à faire le menage devant sa propre porte.


Je l’ai dit, “Squealer“, le titre introductif, pourrait bien être l’un des morceaux les plus efficaces de tout l’album. Le son affirme d’entrée sa différence avec celui de Manipulator. Plus métallique, plus D.I.Y. d’un squat d’artistes, il annonce déjà ce qu’est Emotional Mugger. “California Hills“, pour sa part, vise directement ce que Ty fait de plus menaçant, sa voix nassilarde en appui. Le mélange entre l’analogique et cette guitare brutale ne laisserait pas insensible la fille de Vladimir Putin. “Emotional Mugger/Leopard Priestess“, c’est l’introduction de l’aspect mécanique d’une musique que l’expérimental demande parfois, histoire de cadrer le tout. “Breakfast Eggs” perpétue cette idée, bien qu’il ne soit pas le morceau le plus saisissant. Le côté proto-pop mélangé au noisy ambiant est une bonne idée, mais il lui manque soit la rythmique soit la mélodie qui en fera une pièce sombre dans laquelle on voudra se plonger des journées entières. 
L’un des avantages que l’on ne peut enlever à la musique plus noisy est de tuer dans l’oeuf toute tentative de titres catchy et immédiats. Autrement dit, Emotional Mugger souffre de ses propres avantages : c’est raw et glacial ; peut-être trop raw ? C’est selon. “Diversion” l’illustre parfaitement, empruntant la voix de Twins et la puissance de “Finger. Puisque les titres de cet LP semble aller de pair, “Baby Big Man (I Want A Mommy)” se veut lui aussi porte-parolle d’une musique qui imite la puissance bourdonnante de ses meilleures créations, comme le fait déjà “Diversion“. 
Vient alors “Mandy Cream” qui nous présente l’un de plus beaux finals de tout l’album. Mais il s’impose à nous avant cela avec la voix de Ty Segall qui trouve un traitement nouveau. Le travail sur le son des guitares est remarquable, ah, il serait un comble qu’il produise une musique de haut vol pour une partie de la scène sans s’octroyer le même traitement. Quant à “Mandy Cream“, il devrait servir d’exemple à nombre d’ingés son / producteurs / et autres gardiens de nos tympans. Si “Candy Sam” n’est pas le plus flagrant, il tape dans un garage plus classique, pour le coup proche du Ty Segall d’antan. 
Une nouvelle phase s’ouvre avec “Squealer Two“, peut-être plus analogique. Le patchwork sonore se met doucement en place. Et la tendance se confirme avec “W.U.O.T.W.S.” qui ressemble plus à un titre de White Fence qu’un Ty Segall. Serait-ce les chuttes de To The Recently Found Innocent ? “The Magazine“, pour conclure, joue parfaitement son rôle : il ouvre la porte vers un nouvel univers. Jamais nous n’avions entendu Ty Segall de la sorte, et si l’on se gardera bien de s’émouvoir de la moindre nouveauté, notons ici qu’elle donne sens à un album qui n’en manquait pas : Ty Segall temporise, le noisy cède sa place à plus d’expérimental encore, c’est Deerhunter-esque, mais je vais y revenir.


Au final, Emotional Mugger est un concept album à faire pâlir ceux qui cherchent à se réinventer sans jamais trouver comment faire sans l’aide d’un agent (coucou Bowie). Aucun titre ne sort directement du lot, le thème est fixé d’entrée de jeu et Ty s’y tient sur la longueur, parce que la démarche n’est due qu’au seul fait de la volonté de l’artiste lui-même. Après tout, il nous avait déjà fait le coup avec Sleeper, version folk. Je préfère ça à l’artiste qui tente de satisfaire sa fan base sans plus penser à ce qu’il produit, ou pire, un artiste à la recherche d’un nouveaux singles pour intégrer son very best of dans le but d’assurer les royalties de ses vieux jours. Je comprendrai ainsi les critiques de ceux qui n’aiment pas les sons noisy et sales, après tout, on cherche toujours des acteurs pour Monsieur Propre. Je me félicite personnellement qu’un artiste d’exception comme Ty Segall s’essaie à bâtir une nouvelle pièce de son édifice, qu’elle soit parfaite ou non. 
Je le dis une nouvelle fois, Emotional Mugger ne souffre jamais que de ses propres avantages. On peut lui reprocher son aspect trop noisy en ce qu’il lui donne des allures d’un bloc d’ensemble peu distinct. Mais on ne saurait, je crois, qu’approuver l’expérimentation d’un artiste qui ne semble jamais las d’aller explorer des terrains nouveaux. Emotional Mugger est en cela un nouveau point d’étape dans la discographie de Ty Segall. L’album n’a pas été composé dans le but de créer l’oeuvre ultime faisant la synthèse de son apport à la science musicale. L’album émane d’une volonté de continuer un parcours innovant au risque de se confronter aux défauts qu’un LP de garage expérimental peut présenter. Et il est normal d’avoir peur qu’un virtuose de la mélodie, un artiste qui a toujours fait dans l’inné, se transforme en “spécialiste gear” à la recherche de la table de mixage dont tout le monde se fou et qui n’a jamais fait d’un mauvais album autre chose qu’un… mauvais album. Là n’est pas le résultat de l’Emotional Mugger qui excelle aussi dans sa spontanéité.
Maintenant que Ty Segall fait également couler de l’ancre au Figaro (véridique), maintenant qu’il n’est plus tout en bas des affiches (mais au milieu, en petit, véridique aussi…), il est rassurant de constater qu’il perpétue une volonté anti-Blank Generation : plus ses albums paraissent et plus Ty Segall semble se vouloir se transformer en monstruosité d’un sous-genre, du stoner avec Fuzz, de la folk super raw avec Sleeper, du noisy ici-même… Plus ses albums paraissent et moins ils contiennent de singles. C’est jouissif, l’anti-système tient là son représentant le plus fidèle, la raison de ce pour quoi il est tant aimé.

Non seulement Ty Segall est “notre père à tous“, le patient zéro du garage rock version 2010′, mais en plus, notons à quel point il est extraordinaire qu’il n’est jamais été dépassé. Après tout, tant ont initié des mouvements avant de s’écrouler en cours de discographie (ie. Tame Impala, au hasard). Ce n’est certainement pas son cas, Ty continue à se réinventer avec brio et Emotional Mugger ne fait que participer du mouvement, se payant même le luxe de rappeler le dernier Oh Sees. Et finalement, la pochette, étrangement proche du Halycon Digest de Deerhunter, laissait déjà présager une volonté expérimentale qu’il ne pouvait trahir. C’est heureux que l’on repart les oreilles déstructurées par l’écoute d’Emotional Mugger. Ce jour, Ty Segall s’est transformé en Picasso du garage. 

Liens afférents :

Post a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *